Doris Humphrey, With my red fires (1936, reprise au Connecticut college avec un groupe de danseurs professionnels sous la direction de Charles Weidman, 1972)

Créée en 1936 au Bennington College, cette pièce de groupe explore ce qui se joue dans le drame amoureux entre 2 jeunes gens et une mère possessive dans une communauté garante de la moralité. Le groupe chorégraphique forme cette figure abstraite et universelle et participe au rituel punitif des deux amants.

Doris Humphrey utilise les variations rythmiques de la musique de Wallingford Riegger pour mettre en œuvre toute sa palette compositionnelle autour des symétries et asymétries, des successions et oppositions. 

Les mouvements sont ascendants, descendants, semi-circulaires et spiralés. Doris Humphrey et Charles Weidman axent leur style sur le fall and recovery : l’art du déséquilibre ! Les règles de composition dessinent un espace tridimentionnel jouant avec les lignes, les plans et les groupes. Ils désirent mettre en scène des femmes et des hommes américains portant les émotions et les changements sociétaux de leur temps.

José Limon, The Moor’s Pavane (1949)

Comme beaucoup de danseurs des années 1930 conquis par la danse moderne, José Limon sera de ceux qui initieront une danse influencée par le style Humphrey-Weidman. Les universités d’été et les festivals de danse participeront aussi à la transmission de ces différents styles. C’est d’ailleurs à l’American Dance Festival au Connecticut College que The Moor’s Pavane est créé en 1949.

La vision moderne de José Limon rejoint celles de Humphrey ou de Graham : une corporéité héroïque et hiératique au service d’une vision universelle. Ici, l’œuvre de Shakespeare permet des variations sur le thème d’Othello. Les personnages sont concrets. Othello, Iago, Desdémone et Emilia cohabitent dans un huis-clos pour lequel la musique de Purcell offre un univers puissant et contrasté. Si la danse de cour est le point de départ de l’organisation chorégraphique, elle est peu à peu bouleversée par la tension passionnelle. Abandon de la gravité et de la symétrie, courses, trajets spiralés rendent compte de l’état psychologique des protagonistes, qui cherchent à se libérer mais restent emprisonnés par leur état émotionnel. 

Hanya Holm, Trend (1937, images d’archives / documentaire 1985)

Danseuse allemande, Hanya Holm s’installe à New York sur la demande de Mary Wigman pour y ouvrir une école. Imprégnée des théories de Laban et de Dalcroze, elle développe une danse où la figure du 8 et les girations sont prépondérantes. Les courbes dans l’espace et les variations dynamiques sont multiples. 

En 1936, l’école devient la Hanya Holm School of Dance et une compagnie y est associée. Elle formera un grand nombre de danseurs et danseuses dont Alwin Nikolais. L’année suivante, elle présente Trend au Bennington College. 

Trend est une pièce pour 37 danseuses, une fresque sur les processus de survie de l’humanité face à l’aliénation du travail, au chacun pour soi, aux dictatures et aux traumas des guerres. Le décor minimaliste est signé Lauterer et le critique John Martin le définit ainsi : « le premier décor vraiment moderne pour la danse ». Beaucoup des danseuses d’Hanya Holm vont rapidement se tourner vers une danse engagée politiquement et socialement.

Jane Dudley, Time is money (1934, remontage par Jane Dudley, 1993)

Danseuse de la compagnie de Graham, Jane Dudley fait partie de celles qui veulent une danse moderne sociale et politique. Elle rejoint Le New Dance Group, collectif chorégraphique porté par des valeurs communiste. La danse est une arme ! C’est un poème de l'écrivain prolétaire Sol Funaroff qui inspire ce solo et qui devient la voix qui l’accompagne : une danse exposant le labeur aliénant du travailleur, le rythme et la cadence effrénée exhortés par le capitalisme.

En 1934, au cœur de la Grande Dépression, ce solo dansé par Jane Dudley, femme blanche parle de l’aliénation des ouvriers et des ouvrières de toute origine culturelle.

Dans ce remontage de 1993, Dudley choisit de démultiplier les interprètes pour clamer que l’oppression et l’aliénation dépassent l’appartenance sexuelle, le contexte historique et la couleur de peau.

Pearl Primus, Hard time blues (1945, transmission de Mary Whaite à la compagnie James Carlès, 2009)

Etre danseur moderne engagé dans les années 1930 n’est pas chose évidente. Cela est d’autant plus vrai pour les interprètes afro-américains. Lester Horton fut le premier à leur offrir la possibilité d’exprimer leurs préoccupations et cultures à travers un mouvement moderne dans une compagnie pluriethnique. 

Pearl Primus et Katherine Dunham sont véritablement les fondatrices de cette dynamique. L’une et l’autre se passionnent pour les dimensions ethnologique et anthropologique de la danse. Leurs chorégraphies modernes se nourrissent de cela. L’implication du buste, la relation forte à la musique et l’ancrage dans le sol sont prépondérants dans ces danses puissantes physiquement et émotionnellement

La Black Modern Dance défend la condition humaine et les cultures trop souvent bafouées depuis l’esclavagisme. Hard time blues, solo de 1945, exprime la pauvreté, la solitude et la soumission des métayers afro-américains des Etats du Sud, encore palpables dans ce milieu du 20e siècle.

Alwin Nikolais, Tensile Involvement (1953, Nikolais dance theater, 1983) 

Elève d’Hanya Holm, Alwin Nikolais est l’auteur de tous les éléments qui constituent son théâtre total abstrait. Danse, costumes, scénographie, musique, lumières voire projection constituent un environnement multimedia, cinétique et sensoriel unique.

Dans Tensile involvement, une de ses premières œuvres, les danses participent à l’environnement au même titre que les élastiques qui vectorisent l’espace scénique selon des dynamiques spatiales, sonores et colorés spécifiques. Les danseurs et danseuses, asexués dans leurs académiques, ont une mobilité décentrée et ne représentent rien d’autre que les mouvements qu’ils déploient. La danse véhicule en elle-même sa propre intelligence. 

Merce Cunningham, Rain forest (1968, Ballet de Lorraine, 2017) 

Danse : Merce Cunningham ; Musique : David Tudor ; Décor : les coussins en mylar gonflés à l’hélium de l’installation Silver Clouds d’Andy Warhol ; Costumes : Jasper Johns… Chez Merce Cunningham, l’abstraction nait des collaborations égalitaires qui se juxtaposent sur scène. La danse est articulée, véloce, combinant les parties du corps entre elles comme moteur d’intention. C’est ainsi que Cunningham déjoue la recherche expressive menée jusqu’alors par la Modern Dance alors qu’il a été lui-même formé par Louis Horst et qu’il a été danseur dans la compagnie de Martha Graham. 

Avec John Cage, ils désirent sortir des logiques humaines et, pour cela, tous deux utilisent le hasard dans la création. Repenser l’espace, repenser le temps et les relations entre les éléments, en s’appuyant sur la pensée Zen : non obstruction, non interférence et simultanéité des événements. L’expérience de ce qui se passe dans le temps présent formule toujours une forme de nouveauté et de liberté comme la circulation aléatoire des nuages d’argent dans Rain Forest.

Les références bibliographiques sur cette période sont très nombreuses. La bibliographie proposée ici résulte de choix pour permettre au lecteur d’approfondir ses connaissances, d’accéder à des témoignages iconographiques et d’approcher la parole des artistes et des témoins de leur temps. La langue française est privilégiée. Cependant l’anglais peut être proposé lorsque les traductions françaises sont manquantes sur un sujet.

Sources

Collectif Danser sa vie. Écrits sur la danse, sous la direction de Christine Macel et Emma Lavigne, Paris, éditions Centre Pompidou, 2011.

Cunningham Merce, Le danseur et la danse, entr. J.Lesschaeve, Paris, éd. Belfond, 1980.

Graham Martha, Mémoire de la danse, Paris, Actes sud, 1993.

Humphrey Doris, Construire la danse, Arles, Coutaz, 1990.

Nikolais Alwin, Le Geste unique (trad. M.Lawton), Paris, Coll. Linearis, Editions Deuxième époque, 2018.

Ouvrages monographiques

Collectif, La danse en solo, une figure singulière de la modernité (dir. C.Rousier), Pantin, coll. Recherches, éd. CND, 2002.

Collectif, Être ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le XXème siècle (dir. C.Rousier), Pantin, coll. Recherches, éd. CND, 2003.

Fauley Emery Lynne, Black Dance : From 1619 to Today, Dance horizons, Princeton Book Company Publishers, 1988.

Martin John, La Danse moderne (trad. S.Schoonejans et J.Robinson), Arles, Actes Sud, 1991.

Michel Marcelle, Ginot Isabelle, La Danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995.

Pascali Patricia, La danse modern jazz – Ode à la vie, Paris, Avant-propos, 2019.

Seguin Eliane, Histoire de la danse jazz, Montigny-le-Bretonneux, Chiron, 2003.

Suquet Annie, L’éveil des modernités (1870-1945), Pantin, CND, 2012.

Vaughan David, Merce Cunningham, un demi siècle de danse, Paris, Plume, 1997.

Catalogues d’exposition

Dance is a weapon 1932-1955, édité par C.Rousier, Pantin, CND, 2008.

Danses Noires - Blanche Amérique (dir. S.Manning) édité par C.Rousier, Pantin, CND, 2008.

Open sources

Les documents iconographiques, visuels, audios et textuels présents sur le portail de la médiathèque numérique du CND. Recherche par mots-clés.

Voir http://mediatheque.cnd.fr/spip.php?page=mediatheque-numerique-rechercher

Les documents iconographiques, visuels et textuels présents sur le portail numérique du Jewish women’s Archive notamment pour Anna Sokolow. URL : https://jwa.org/

Lawton Marc, A la recherche du geste unique : pratique et théorie chez Alwin Nikolaïs. Musique, musicologie et arts de la scène. Université Charles de Gaulle - Lille III, 2012. Français. NNT : 2012LIL30012. tel-00881517.

URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00881517/document

Servian Claudie, « Modernité(s) chez Martha Graham et Doris Humphrey, artistes fondatrices de la danse moderne étatsunienne dans les années 1930 », IdeAs [En ligne], 11 | Printemps/Été 2018, mis en ligne le 02 juillet 2018, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ideas/2368 ; DOI : 10.4000/ideas.2368

Docteure en Histoire de l’art, Céline Roux est chercheuse indépendante. Spécialiste des pratiques performatives du champ chorégraphique français, elle est notamment l’autrice de Danse(s) performative(s) (L’Harmattan, 2007) et de Pratiques performatives / Corps critiques # 1-10 (2007-2016) (L’Harmattan, 2016). Conférencière, formatrice et enseignante, elle intervient dans différents cadres d’enseignement supérieur ainsi que dans la formation des danseurs. Elle collabore aussi aux projets artistiques de danseurs-chorégraphes contemporains que ce soit pour les archives d’artiste, la production de textes critiques et de projets éditoriaux, ou l'accompagnement dramaturgique. Elle a collaboré à plusieurs projets numériques de partage de la culture chorégraphique comme 30ansdanse.fr. Parallèlement à ses activités sur/pour/autour de l’art chorégraphique, elle pratique le hatha yoga en France et en Inde depuis plusieurs années.